Michel Serres : “Ce que j’ai à dire aux paysans”

Publié le 3 Juin 19
Michel Serres, 11 janvier 2006, Palais de l’Unesco

Michel Serres est décédé le 1er juin 2019. Fils de paysan-marinier, philosophe des sciences et membre de l’Académie française, il avait notamment préfacé le livre “Écoutons les agriculteurs raisonner” (Farre, Ed. Trocadéro, sept. 2006). Ci-après la reproduction de cette préface.

Avant tout, je dis aux paysans que je les plains, sans la moindre condescendance. Ils font un métier difficile, encore plus difficile qu’il ne l’a été autrefois, même s’il est devenu aujourd’hui moins pénible, un des métiers les plus difficiles avec celui d’enseignant et celui de médecin. Ces trois-là œuvrent sur le long terme, ils aident les humains à se forger un avenir. Cependant, ils agissent dans un monde manœuvré par les hommes du court terme : le politique mobilisé par l’échéance électorale, le médiatique ébloui par l’actualité, le financier anxieux de prendre ses gains. Face à ces puissances, les paysans n’ont même plus l’avantage du nombre.

La fin de l’agriculture comme activité majoritaire

Jusque dans les années 1900, dans les pays analogues aux nôtres, une grande majorité de la population était occupée à des travaux agricoles ou à des travaux annexes. En l’an 2000, cette part de la population est tombée à 2,3 %. C’est probablement l’événement le plus considérable qui soit arrivé dans toute l’histoire de l’humanité, car il rompt avec un autre événement de même ampleur qui a eu lieu, il y a des milliers d’années, au néolithique. L’humanité entière s’est alors adonnée à l’agriculture et à l’élevage. Ces activités sont devenues son occupation primordiale, au point que le mot « culture », qui a un sens humain global, provient tout simplement de l’agriculture. Nous sommes des gens cultivés parce que nous savons cultiver la terre. La fin de l’agriculture, comme activité majoritaire d’homo sapions sapions, est une immense révolution dont nous ne mesurons pas encore les effets aujourd’hui.

Les paysans à la reconquête de la terre

Le temps n’est plus où chacun, même s’il était citadin, avait un contact professionnel ou au moins familial avec le monde paysan. La disparition de ce lien commun, dans nos régions occidentales, favorise une ignorance massive.
N’entend-on pas des écologistes proclamer que la nature est le règne de l’équilibre alors que la loi de l’écologie, comme celle des équations de la chimie et de la biochimie, est le déséquilibre permanent? Qui sait que pour donner du lait, une vache doit avoir un veau ? Un jour, j’ai révélé à une petite écolière que les vaches ont naturellement des cornes mais que l’usage actuel était de les rogner. Elle en a parlé à son institutrice qui m’a accusé de dénigrer son autorité et a dénoncé mon erreur : les cornes seraient l’attribut viril exclusif du taureau ! En plus de leurs travaux déjà innombrables, les paysans d’aujourd’hui se trouvent chargés d’une nouvelle responsabilité, celle d’enseigner la nature à tous ceux qui s’en trouvent séparés, de leur apprendre ce qui demeure essentiel: l’origine des aliments. Ils le font très bien quand ils vont vers les citadins, comme lors de la moisson sur les Champs-Élysées, pour leur exposer leurs pratiques.
Dans cette entreprise de reconquête du monde, ils peuvent s’inspirer de leur expérience ancestrale. De toujours l’agriculture, activité locale par définition, s’est attachée à investir le mondial. Parmi de multiples exemples, en voici deux cueillis dans mon terroir : le pruneau séché d’Agen a été inventé pour pouvoir être exporté et le brugnon a été créé pour se substituer à la pêche qui voyageait mal. Cette volonté de relier la terre cultivée à la terre entière s’exprime depuis longtemps dans la devise de l’Académie des vins de Bordeaux : Hic uva, ubique nomen, ma vigne est ici, mon nom est partout.
C’est en osant faire une application massive de découvertes techniques et scientifiques que les agriculteurs ont assuré à leur activité, pendant des millénaires, une croissance mondiale. Aujourd’hui, ils ont à affronter la méfiance, également massive, dont la science est devenue l’objet.

C’est par le savoir que se trouvent les solutions

La crise majeure, profonde, des rapports entre science et société a sans doute commencé avec le Manhattan Project, lorsque les grands ténors de la physique atomique se sont réunis dans un désert américain pour préparer la bombe atomique aux conséquences catastrophiques. Depuis, les accidents ou les événements négatifs provenant de la recherche ont commencé à inquiéter la conscience universelle : non seulement la bombe atomique, mais des accidents comme Seveso ou les manipulations génétiques. Peu à peu, nous avons abouti à l’idée d’une éthique et d’une déontologie des sciences. Des comités d’éthique nationaux et locaux se sont constitués, en particulier en ce qui concerne la médecine et la pharmacie.
Cependant, aujourd’hui, les critiques envers la science ont atteint un niveau qui paraît excessif. À tel point qu’on assiste à une crise majeure du recrutement dans les facultés des sciences. Elle a commencé aux États-Unis, il y a douze à quinze ans, et elle frappe aujourd’hui de plein fouet les sociétés européennes, notamment l’Allemagne, l’Italie, et surtout la France. Il est étonnant de constater, dans le pays de Condorcet et de Jules Verne, cette perte de confiance de nos contemporains dans la science. Personnellement, je crois encore en la science. Je suis persuadé que c’est par le savoir que se trouvent les solutions à nos problèmes. Les statistiques en apportent l’illustration : les pays réellement en voie d’émergence sont ceux qui ont — quelquefois depuis deux générations, tels le Brésil et l’Inde — investi massivement dans la pédagogie, dans l’enseignement et dans la recherche scientifique. Dans nos contrées occidentales, c’est un redoublement des efforts de la recherche scientifique et de la pédagogie qui apporte, dès aujourd’hui, à l’agriculture les moyens de mieux maîtriser l’usage des produits de la chimie de synthèse. Mais il faut du temps pour que l’efficacité des pratiques raisonnées puisse être observée sur le terrain. La maîtrise de la maîtrise, elle aussi, ne peut s’exercer que sur le long terme et les marchands d’angoisse sont des gens trop pressés.

De la maîtrise de la sélection à celle de la mutation

Un agriculteur, c’est avant tout un spécialiste de la sélection. Il s’intéresse maintenant à un autre phénomène dont Darwin n’a pas pu tenir compte puisque la découverte en a été faite après lui : la mutation. De quoi s’agit-il ? Sur la chaîne des gènes, la mutation change tout d’un coup la série et forme un nouvel individu, une nouvelle espèce, que la pression de la sélection filtrera par la. suite. Nous avons donc appris que la vie n’était rien d’autre que la sélection conjuguée à la mutation. Au néolithique, l’homme a inventé la sélection. Aujourd’hui, dans les laboratoires, les biochimistes tentent de maîtriser la mutation. Ainsi, la bio-technique, science moderne, n’est rien d’autre que la maîtrise de la sélection et de la mutation. D’une certaine manière, l’agriculture s’est éteinte vers l’an 2000 comme occupation générale de l’humanité ; et d’un seul coup, elle s’est concentrée de manière extraordinaire sur la mutation.
Or je m’interroge précisément sur ce qu’on appelle les manipulations génétiques, les OGM. Du point de vue de histoire de l’humanité, la maîtrise de la mutation, qui est tout à fait nouvelle et qui nous inquiète, voire nous angoisse à juste titre, s’inscrit dans la ligne naturelle de l’évolution de l’agriculture. Si l’agriculture consiste réellement à maîtriser la sélection, elle devient aujourd’hui également maîtrise de la mutation. Bien entendu, il faut être vigilant, se méfier. Oui, les manipulations génétiques doivent être sujettes à des moratoires. Mais d’une certaine façon, elles vont dans le droit fil de la maîtrise humaine des questions concernant la vie. Nous avons maîtrisé la sélection, à nos risques et périls. Les débuts de l’agriculture n’ont pas été un lit de roses ! Les premiers troupeaux qui ont envahi progressivement l’Europe ont véhiculé avec eux des microbes encore inconnus dans cette région du monde, qui ont été sûrement à l’origine des terribles épidémies de cette époque. Si l’on avait alors appliqué le principe de précaution, il n’y aurait pas eu d’élevage.

Le vrai danger pour l’agriculteur et le chercheur

Ce qui me fait le plus peur dans l’avenir, ce n’est pas le transgénique, c’est l’appropriation du savoir, le brevet sur le vivant: celui qui le détiendra aura le pouvoir. Lorsqu’on s’aperçoit qu’un produit ou un processus est mauvais, on peut toujours le corriger, mais lorsque quelqu’un s’approprie un brevet, on n’a plus la maîtrise. La vraie question, c’est donc celle de l’appropriation. Quand le savoir devient propriété privée, le paysan et le chercheur ne sont plus en mesure d’exercer pleinement leur activité.

Le faux et le vrai problèmes de la biodiversité

Si je plaide en faveur de la biodiversité, je pose aussi des questions. Que font les agriculteurs lorsqu’ils labourent? Ils tuent des espèces ! Le but d’une pièce labourée, c’est précisément de porter sur un ou dix hectares une seule espèce. Le pâturage, c’est livrer à une seule espèce — par exemple des bovins —, dans une prairie déterminée, une seule espèce d’herbe, ou deux ou trois.
L’agriculture, c’est la mort de la biodiversité. C’est le cas également de la médecine ou la pharmacie. Quel est l’objectif des antibiotiques, sinon de détruire un certain type d’espèces de bactéries, qui sont en train d’envahir l’organisme ? Oui, il faut garder le plus possible de variétés. Oui, il faut protéger à tout prix les espèces menacées. Mais comme nous sortons d’une histoire où la biodiversité ne représentait pas un problème, l’affaire est loin d’être simple. Aujourd’hui, on essaie de trouver des remèdes qui permettraient de ne pas attaquer directement le microbe ou la bactérie, mais de les faire rentrer au contraire en symbiose avec notre propre organisme. Parce qu’au fond, la plupart des bactéries qui participent aujourd’hui à notre digestion sont des symbiotes descendant des parasites qui ont tué nos ancêtres. On pourrait sûrement travailler en ce sens également en agriculture. On est déjà sur ce chemin avec l’utilisation d’insectes auxiliaires qui modèrent les populations d’insectes ravageurs.

Quel avenir pour l’agriculture?

Six milliards d’êtres humains, c’est une grandeur dont on ne sait pas encore mesurer la portée. Tous les paramètres dont il est habituellement tenu compte pour faire des prévisions sont à réviser. Déjà six milliards de bouches à nourrir sainement et beaucoup plus demain ! Y aura-t-il encore des paysans pour le faire et quelle sorte de paysans ? Personne aujourd’hui ne peut le dire. Mais chacun est convié à y réfléchir. À ceux qui refuseraient ce conseil j’en rappelle un autre : s’ils méprisent l’intellect, qu’ils essaient l’ignorance.

Michel Serres, septembre 2006

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