Paysannes sur la Côte d’Azur

Dans son dernier ouvrage “Paysannes sur la Côte d’Azur” (éditions Campanile), Jacqueline Bellino retrace la vie de sa grand-mère, de sa mère et la sienne, et illustre ainsi tout un siècle d’évolution de l’agriculture. Présidente de l’AEAP, l’Association des écrivains et artistes paysans, Jacqueline Bellino contribue dans son livre à célébrer la terre et celles qui la travaillent.

Durant le siècle dernier, “un progrès fulgurant nous a fait changer de civilisation, de mœurs, de mentalité, et même d’apparence” écrit Jacqueline Bellino. Revenons avec elle sur quelques évolutions marquantes :

Vous retracez la saga de 3 générations d’agricultrices, une belle illustration de l’évolution du statut des femmes en agriculture. Vous vous êtes engagée également au sein de l’UFCS, l’Union féminine civique et sociale, pour faire progresser la formation et la place des élues. Considérez-vous qu’il reste encore des avancées à obtenir sur la situation des femmes dans notre société et plus particulièrement en agriculture ?

Jacqueline Bellino : Dans notre société il n’y a qu’à lire les statistiques pour connaître les inégalités dont les femmes sont toujours victimes : inégalités des salaires, certes ; mais aussi violences conjugales, assassinats, viols et harcèlements sexuels n’ont jamais été aussi visibles que depuis que la parole est libérée. Si de nombreuses lois leur ont offert plus d’autonomie et l’accès à des fonctions qui leur étaient fermées, rien n’est définitivement acquis et il suffit d’un changement politique pour revenir en arrière. L’IVG aux USA nous le rappelle malheureusement.

En agriculture il ne faut pas oublier que le mot « agricultrice » n’est apparu dans le Larousse qu’en 1961. Depuis, les lois d’orientation successives de 1980, 85, 99, 2006, 2009 et 2010 ont permis aux agricultrices d’avoir une place reconnue au sein de leur entreprise agricole et aujourd’hui 25% des chefs d’exploitation sont des cheffes. Des services de remplacement sont accessibles en cas de maternité etc… L’avancée est énorme et me ravit, même si les retraites restent inférieures à celles des hommes.

Cependant il ne faut pas oublier que les femmes agricultrices sont toujours aussi héroïques, en menant de front les tâches agricoles, ménagères, familiales, souvent avec des responsabilités syndicales pour faire entendre leur voix. Comment les soulager davantage ?

D’autre part, si l’on s’apitoie à juste titre sur les suicides d’agriculteurs, devenus quotidiens, qu’advient-il des épouses qu’ils laissent seules pour affronter la situation catastrophique de l’entreprise ?

Beaucoup reste à faire mais la place de plus en plus nombreuse des femmes dans les organismes agricoles incite à espérer des améliorations de leur condition.

Vous avez cherché au départ à fuir le milieu de paysans par tous les moyens, puis vous avez considéré que devenir paysanne pouvait devenir un projet. Pensez-vous qu’actuellement le métier est suffisamment attractif et qu’il y a un avenir en agriculture pour les jeunes ?

Jacqueline Bellino : On sait qu’en France, ces dernières années, le nombre d’installations a diminué et de nombreuses fermes disparaissent, faute de successeurs ou de repreneurs. La situation est extrêmement préoccupante.

Il est difficile de répondre à la question car l’agriculture n’est pas un métier mais une kyrielle de métiers dont chacun a ses spécificités, ses points forts et ses points faibles. Qu’ont en commun un apiculteur des Hautes-Alpes et un céréalier de la Beauce ?

Pour limiter mon propos à ce qui se passe autour de moi, dans les Alpes-Maritimes, j’ai vu ces dernières années beaucoup de jeunes s’installer. On compte actuellement plus de 100 exploitations bio, essentiellement menées par des jeunes qui se sont reconvertis sur de petites surface et commercialisant par des circuits courts. De nombreux documentaires mettent en exergue ces changements d’activité un peu partout en France.

Si, dans les années 70 ce genre d’installations, comme la mienne dont je témoigne dans mon livre, étaient motivées par une philosophie plus humaniste et idéaliste qu’agricole, aujourd’hui, le choix de ces néo-ruraux me paraît être davantage économique et réfléchi. Il s’agit de se positionner sur un marché qui offre plus de liberté (statistiquement, c’est la première des raisons invoquées), mais aussi de participer ainsi à une amélioration d’une société défaillante sur l’utilisation de ses ressources et sur les conditions de vie d’une partie de sa population. Je dirais que, de philosophique, le choix est devenu politique. Il est à noter qu’une grande majorité des élèves de l’enseignement agricole sont aujourd’hui issus du milieu urbain.

Les cas que je rencontre me permettent de constater que ces nouveaux agriculteurs se forment à des méthodes respectueuses de la préservation des ressources ; ils communiquent avec leur clientèle mais aussi entre eux par les réseaux sociaux, s’unissent pour organiser des marchés ou des manifestations culturelles, favorisent les échanges entre ruraux et citadins. L’isolement qui condamnait le paysan à la solitude n’est plus.

Dans ces conditions de travail, je pense, en effet, que le métier d’agriculteur, en devenant aussi un choix de vie, est gratifiant et porteur d’espoir et de réussite.

Cependant, j’ai parfaitement conscience que ce type d’agriculture est marginal. Il est aussi une agriculture traditionnelle, qui généralement se transmet de génération en génération, et qui évolue en s’adaptant aux lois du marché, aux fantaisies du climat et au progrès des techniques. Si, dans les Alpes-Maritimes, cette agriculture a pratiquement disparu, chaque année, en visitant une nouvelle région de France lors des congrès annuels de l’Association des écrivains et artistes paysans, nous avons le plaisir de rencontrer des jeunes exemplaires qui ont su, quelquefois à la force du poignet, faire évoluer leur production vers plus de qualité et plus de reconnaissance (labels de qualité, certifications, etc…) et qui aiment leur métier et sont fiers de leur qualité de vie.

Reste l’agriculture intensive, sur laquelle je ne m’attarderai pas car, devenue le jouet de l’industrie, elle devrait, à mon avis personnel, changer de statut. Mais c’est un autre débat…

L’immigration italienne, dont vous êtes issue, a fortement contribué à la dynamique économique et agricole de la Côte-d’Azur. A la frontière italo-française, pensez-vous aujourd’hui que l’agriculture et le monde rural peuvent constituer une terre d’accueil et d’échanges pour les migrant.es, à l’image de la communauté agricole Emmaüs Roya ?

Jacqueline Bellino : L’immigration a toujours existé, sinon nous habiterions tous dans le Rif africain !!! De tout temps elle a été un facteur de développement utilisé par les gouvernements pour palier leurs carences et dynamiser leurs projets. Ce qui s’est passé à Nice fin 19ème et début 20ème n’a rien d’exceptionnel mais a valeur d’exemple. D’après l’unité de recherche « Migrations et sociétés » du Centre national de la recherche scientifique, ce que certains appellent « la crise migratoire » ne serait due qu’à la fermeture des frontières, qui donne de la visibilité aux migrants, mais aussi à une mauvaise gestion des flux migratoires. La politique de l’autruche qui consiste à dépenser des fortunes pour contrôler les frontières pourra-t-elle empêcher ceux qui fuient guerres et misère de venir tenter leur chance chez nous ?

En même temps l’agriculture de montagne régresse, des régions se désertifient, les départs à la retraite ne sont pas ou peu remplacés, et le taux de suicides chez les agriculteurs est inacceptable. Aujourd’hui on ne peut plus parler de l’agriculture en général mais des agricultures tellement cohabitent une agriculture intensive, au service de l’agro-industrie, qui demande des investissements lourds et une insertion risquée dans la mondialisation et une myriade de petites exploitations vivrières, plus tournées vers les productions locales et les circuits courts. Or les mêmes règles prévalent pour tous et les petits exploitants sont écrasés par des contraintes inadaptées à leur taille.

Par ailleurs, l’occupation des terres a changé et de nombreux citadins s’installent à la campagne, ce qui n’est pas sans créer de nombreux conflits de voisinage. Dans son livre « Cultivons l’avenir ensemble » Hervé Pillaud suggère de sortir de cette dualité villes/ruralité pour inventer d’autres moyens de se partager l’espace. Oui mais lesquels ?

Prenons l’exemple de mon département, les Alpes-Maritimes, d’où l’horticulture florissante a quasiment disparu à la fin du siècle dernier, laissant place à l’immobilier ou/et aux broussailles. De 1995 à 2000, afin de lutter contre la désertification des campagnes de l’arrière-pays niçois, j’avais créé une entreprise d’insertion pour faire remettre en production les friches des oliveraies inexploitées, par des « cas sociaux ». Le résultat fut remarquable, reconnu par tous les services de l’État mais je me heurtais à la profession agricole car nous sortions des créneaux conventionnels et échappions à tout contrôle. Les installations en pluriactivité ne sont pas suffisamment encouragées. A force de frilosité, aujourd’hui, malgré plus de 100 petites installations récentes en bio, 3% seulement des terres se consacrent à l’agriculture dans notre département. Et si l’on installait des agriculteurs sur tous les terrains qui restent disponibles, nous arriverions seulement à 16% des terres. La pression foncière est telle que lorsque mes collègues prennent leur retraite, le montant de leur allocation leur permet à peine de s’acquitter de leur taxe foncière et beaucoup sont obligés de vendre leur propriété familiale.

Dans ces conditions, toutes les expériences qui sortent des sentiers battus et qui permettent d’éviter l’extinction de l’agriculture, sont à tenter. Ce qui se passe dans la vallée de la Roya en est un bel exemple. Au départ, il s’est agi, pour un agriculteur, Cédric Herrou, d’offrir le gîte et le couvert à des migrants qui traversaient sa propriété, comme le veut la tradition d’accueil de cette vallée transfrontalière. J’ai moi-même pris en charge, il y a quelques années, un Soudanais qui s’était égaré sur notre chemin. Traduit en justice, Cédric Herrou s’est défendu jusqu’à faire entrer le principe de fraternité au Conseil constitutionnel. Puis il s’est associé avec la compagnie d’Emmaüs pour pouvoir exploiter son terrain avec la collaboration des migrants de passage. Rien que dans notre département, ce sont donc 13% des terres qui pourraient ainsi constituer des ressources tout en employant des personnes, qu’elles soient de passage ou locales.

Une chose est sûre : si les chambres d’agriculture ont développé un véritable système de protection pour l’agriculture, aujourd’hui, pour préserver les terres agricoles abandonnées à la désertification qui échappent à ce système, d’autres modes de fonctionnement doivent être inventés pour que ces terrains soient viables. Celui réalisé dans la Roya en est un mais d’autres schémas peuvent être mis en place en concertation avec la société civile et les élus locaux, dans un but agricole, certes, mais aussi social et environnemental. Une nouvelle ruralité est à inventer, génératrice d’entraide et de liens.

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